Le bouc émissaire, un processus d’orientation, Rémi CASANOVA

Le bouc émissaire, un processus d’orientation,

Rémi CASANOVA

dans le livre dirigé par Francis Danvers, S’orienter dans un monde en mouvement,

Paris, L’Harmattan, 2017, p.57-75.

Un gros livre pour un vaste sujet abordé de différents points de vue : parmi eux, le bouc émissaire évoqué par Rémi Casanova

Il est question dans ce texte :  »

Le bouc émissaire, un processus inévitablement et naturellement orienté.

Lorsque nous utilisons le terme de « naturel », nous voulons dire que le phénomène du bouc émissaire se développe sans intervention spécifique supplémentaire à ce qu’il est intrinsèquement. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intervention humaine dans le processus. Au contraire même, puisque le bouc émissaire peut être compris comme le jeu d’interactions humaines au sein d’un groupe. Cela signifie en revanche qu’il n’est pas fondé sur des artifices, qu’il n’a pas besoin de subterfuges pour se développer. Il est naturellement orienté parce que, en lui-même, par les dynamiques qu’il développe par lui-même, il se dirige vers un certain nombre d’éléments qui lui sont propres et qui le définissent. L’orientation est inscrite dans la finalité même du processus. Il y a une orientation naturelle : si nous ne faisons rien il y aura un Bouc émissaire, suivant le cheminement classique mais très utile à connaître. Et il y a une orientation culturelle : elle postule simplement que si nous intervenons sur le processus les choses vont se développer  de façon différente.(…) »

Plus loin, on peut remarquer :

« En 2009, lors du colloque d’Arles consacré au violences, nous avions développé cette définition : « le bouc émissaire est un processus mécanique et cyclique, dont le déroulement est inévitable mais les effets non inéluctables. Il aboutit à la désignation puis au dénouement sacrificiel réel ou symbolique d’une victime de substitution aux problèmes réels et fondamentaux du groupe. Le bouc émissaire permet, par son exclusion plus ou moins ritualisée, une réconciliation momentanée du groupe en attirant sur lui une violence suffisamment forte et unanime. Porteur de signes distinctifs victimaires il permet, souvent, l’expiation de fautes indicibles»[1].

Il s’agissait de présenter le phénomène tel qu’il se développe, sans intervention extérieure, on pourrait dire naturellement. Dans cette définition, on perçoit parfois assez aisément comment le processus mécanique et cyclique dont il est question pourrait être, sous l’intervention extérieure, réorienté. Ainsi, le fait même de dire que « les effets du processus ne sont pas inéluctables » montre l’étendue potentielle de l’action culturelle sur le phénomène. L’inéluctabilité du phénomène reviendrait à affirmer l’impossibilité de le détourner de son cours : et bien, affirmer le contraire revient à ouvrir des portes de sorties sous l’impulsion de la volonté. Cela revient à réorienter le phénomène, non pas au niveau de ses finalités du processus mais bien de ses effets. C’est bien alors sur la désignation puis le dénouement sacrificiel réel ou symbolique que l’on pourra agir. Et si le dénouement par le sacrifice au sens étymologique du terme[2] est indispensable pour conclure un cycle, la victime, elle, n’est pas inexorablement réelle de même que le processus de substitution peut se poursuivre jusqu’à symbolisation totale de la démarche : ne préconisions nous pas   « l’événement fédérateur positif pour en finir avec le bouc émissaire[3] » ? De la même façon, si les problèmes fondamentaux du groupes, -que nous appelons depuis les tabous groupaux- demeurent, rien n’empêche de les mettre au travail comme ce fut préconisé lors d’une journée d’étude consacrée aux contours théoriques du phénomène[4]. Rien n’empêche non plus, comme nous le verrons plus bas, de ne pas alimenter cette catégorie par de nouveaux tabous de même qu’on pourra limiter les effets des tabous « hérités », dont le groupe est porteur parfois malgré lui. De même, si la réconciliation est la finalité du phénomène et donc absolument nécessaire dès lors que l’on n’a pu éviter la discorde au sein du groupe, son caractère momentané est évidemment relatif : nous avons pu d’ailleurs en faire un des indicateurs de « bonne santé » du groupe : plus la réconciliation est longue, mieux se porte le groupe[5]. C’est alors sur le processus d’exclusion que l’on pourra agir en le réorientant radicalement dans une logique d’intégration. Pour y parvenir, il conviendra de faire en sorte que la violence qui s’exerce à l’encontre du bouc émissaire se transforme en  force constructive au service de projets communs de même que s’il se créent des animosités personnelles, elles ne puissent devenir suffisamment unanimes, nous verrons plus bas selon quelles dispositions. La démarche est claire en ce qui concerne la victime : faire en sorte que les signes distinctifs dont il est porteur ne deviennent pas des signes victimaires . De la même façon, il s’agira, pour répondre à la problématique de l’expiation, de passer d’une logique de culpabilité à celle de responsabilité. »

[1]          Casanova R. (2009). Le bouc émissaire en institution : l’inévitable phénomène ?, Colloque « Violences ? État des lieux des discours et des pratiques », Palais des Congrès, Arles, 28-30 octobre.

[2]              Le fait de rendre sacré. Ici, par le sacrifice, le groupe est à nouveau sain.

[3]                 http://bouc-émissaire.com/nos-solutions/nos-solutions-generales/levenement-federateur-positif-bouc-emissaire/

[4]                Casanova R. (2015)« La préservation des tabous, justification du bouc émissaire », in journée d’étude du CERBERES Bouc émissaire, apports conceptuels pour comprendre les situations professionnelles, 12 mai, https://live3.univ-lille3.fr/video-recherche/controverse-4-la-preservation-des-tabous-justification-du-bouc-emissaire.html

[5]             « Casanova R. (2011).  Le bouc émissaire en institution, : un analyseur pertinent des crises sociétales, La fréquence du phénomène ?, doc. en ligne., p.6.

L’auteur revient sur les sept phases qui composent le processus et les qualifient…

La phase 1, dite « apaisée » correspond à un processus d’orientation naturelle dirigé vers le repérage et la construction des signes distinctifs soumis au quotidien institutionnel.

La phase 2 voit le groupe confronté aux obstacles réels ou imaginaires ; l’orientation naturelle est au clivage par la transformation des signes distinctifs en signes victimaires.

La phase 3 voit le processus orienté dans la recherche d’un bouc émissaire

La phase 4 est un processus orienté dans la désignation d’un bouc émissaire en vue d’une réconciliation momentanée

La phase 5 est un processus orienté vers l’emballement mimétique, vers l’indifférenciation et la déresponsabilisation au sein du groupe.

La phase 6, celle du dénouement, est un processus orienté vers le sacrifice par l’exclusion, la mort symbolique.

La phase 7 est un processus orienté vers l’apaisement du groupe, sa réconciliation et la clôture d’un cycle voué à la répétition.

En conclusion, Rémi Casanova propose :

Alors pour finir, nous proposons, peut-être en guise de synthèse un peu décalée, trois postures essentielles pour donner une orientation culturelle positive au phénomène du bouc émissaire : émulation, coopération, symbolisation…  Au niveau individuel, l’émulation. Au niveau collectif, la coopération. Au niveau institutionnel, la symbolisation. En effet, de notre point de vue, il est fondamental de reprendre les trois niveaux qui permettent, par strates, de comprendre le phénomène dans une interaction des surdéterminations. Il est de même fondamental de mettre en lien ces trois niveaux avec les trois postures que nous préconisons. On n’oubliera pas que ces trois niveaux sont toujours eux-mêmes surdéterminés par le niveau sociétal.